Sophie Le Roux, on ne la voit pas. Du New Morning au Sunset en passant par les vastes scènes des festivals de jazz, glissant des plus modestes caves aux bastringues les mieux huppés, elle voit sans être vue, planquée derrière une colonne ou dans un coin discret, capturant la lumière de ses sujets en y pensant très fort mais sans la réfléchir : une espèce de corps noir qui absorberait le musicien en douce pour le décanter en grains d’argent.
Discrète, elle n’est pas de ces encombrants ludions qui s’imposent au spectacle et en imposent aux spectateurs du premier rang. Elle se tient à carreau, dans l’ombre, avant de prendre ses clichés toujours sans flash, bien quand il faut, pas avant ni après, avec une rigueur et une parcimonie du déclic que les prises de vue numériques frénétiques et staccato nous avaient presque faites oublier. Dans ces moments de capture, tout entière à son regard, Sophie ignore le monde. Elle travaille.
Pendant la prise de vue, Sophie est réduite à son geste, oubliant tout, même la musique pendant l’instant fugace où son propre regard fixe celui du musicien, son geste, sa joie, ses angoisses. Le batteur Daniel Humair s’enfonce l’index dans la tempe et s’interroge sur ce qui s’y passe. Le guitariste Jim Hall, bouleversant magicien de l’harmonie, observe sa coupable main gauche avec le regard tranquille et rigoureux d’un chirurgien qui s’apprête à innover dangereusement. Salvador, malicieux, porte sa main en pavillon sur l’oreille, se demandant si c’est bien vrai qu’il est ici, face au public du Petit Journal. Encore une main gauche, celle de Michel Petrucciani, levée sur le clavier en contre jour, le sourire tranquille d’un artiste à son sommet. Depuis quelques années, Sophie Le Roux focalise son regard singulier sur les mains des musiciens, mettant à nu ces travailleuses, dévoilant leur anatomie fissurée, leurs attitudes et les ornements dont elles se parent. Phalange solide et bagousée de BB King pesant sur le manche de sa Lucille, mains en péril de Jimmy Scott s’accrochant au micro tel un vieux pèlerin à son bâton, élégance auriculaire de Wayne Shorter effleurant les clés à rouleaux de son saxophone soprano…
C’est dans les années 80, grâce à son maître toujours admiré, Pierre Granier, dont elle suit les cours du soir organisés par la Ville de Paris, que Sophie découvre la vérité des images et la rigueur créative. Le jour, elle vend du matériel à Robert Doisneau, Sarah Moon ... la nuit, elle commence à buriner son œuvre dans les clubs de jazz parisiens. C’est ainsi qu’en 1984 au Petit Journal, Sophie photographie la chanteuse Elisabeth Caumont avec un Spotmatic chargé d’un film HP5 et qu’elle s’engage dans la photographie de spectacle. C’est dans ce club et au New Morning, deux lieux de spectacle dont elle est aujourd’hui la mémoire vivante, que, montrant ses images à Claude Nougaro, Michel Petrucciani, Henri Salvador ou Stéphane Grappelli, elle découvre comment partager son amour de l’image avec les artistes qu’elle photographie. Collaborant ensuite avec le peintre Raymond Moretti à la réalisation d’une série de timbres sur les « Etoiles du Jazz » éditée en 2001 par La Poste, Sophie devient petit à petit la partenaire privilégiée des musiciens et de leurs producteurs, prenant ses images sur les scènes européennes les plus fameuses, illustrant tour à tour presse, livres, affiches, pochettes de disques, et montrant son travail dans des expositions organisées par le Théâtre de Chaillot, le Sunside-Sunset, le New Morning, la Villette, la FNAC, l’Ecole des Gobelins…
Devenue aujourd’hui photographe indépendante, Sophie Le Roux occupe une place de premier plan dans le monde de la photographie de spectacle. La liste des artistes figurant dans ses archives est éblouissante. Parmi les colosses du jazz et des alentours, notons par exemple John Abercrombie, Al Jarreau, Geri Allen, Mose Allison, Marcel Azzola, Ray Barretto, BB King, George Benson, Terence Blanchard, Michael Brecker, Dee Dee Bridgewater, James Brown, Gary Burton, Bill Carrothers, Ornette Coleman, Chick Corea, Gil Evans, Stéphane Grappelli, Johnny Griffin, Jim Hall, Herbie Hancock, Joe Henderson, Milt Jackson, Elvin Jones, Lee Konitz, Little Richard, Wynton Marsalis, Jackie McLean, Brad Mehldau, Helen Merrill, Pat Metheny, Milton Nascimento, Michel Petrucciani, Chris Potter, Tito Puente, Dewey et Joshua Redman, Sonny Rollins, John Scofield, Martial Solal, McCoy Tyner, Tony Williams, Phil Woods…
Jean Delmas *
* Producteur d’émissions sur le jazz (France Musique) et auteur du livre « La gestion des couleurs pour les photographes » (Eyrolles).